La pensée classique tenait l’âme éloignée de la matière et l’essence du sujet à distance des rouages corporels. De leur côté les marxistes opposaient les superstructures subjectives aux rapports de production infrastructuraux. Comment peut-on parler aujourd’hui de production de subjectivité ?
Un premier constat nous conduit à reconnaître que les contenus de la subjectivité dépendent toujours plus d’une multitude de systèmes machiniques. Aucun domaine d’opinion, de pensée, d’images, d’affects, de narrativité ne peut désormais prétendre échapper à l’emprise envahissante de « l’assistance par ordinateur », des banques de données, de la télématique, etc. Dès lors, on en vient même à se demander si l’essence du sujet — cette fameuse essence, après laquelle la philosophie occidentale court depuis des siècles — ne se trouve pas elle-même menacée par cette nouvelle a machino-dépendance » de la subjectivité. On sait le curieux mélange d’enrichissement et d’appauvrissement qui en est résulté jusqu’à présent : une apparente démocratisation de l’accès aux données, aux savoirs, associée à une refermeture ségrégative de leurs instances d’élaboration ; une démultiplication des angles d’approche anthropologiques, un brassage planétaire des cultures, paradoxalement contemporains d’une montée des particularismes et des racismes ; une immense extension des champs d’investigation technico-scientifiques et esthétiques se déployant dans un contexte moral de grisaille et de désenchantement.
Mais plutôt que de s’associer aux croisades à la mode contre les méfaits du modernisme, plutôt que de prêcher la réhabilitation des valeurs transcendantales en déroute ou de s’abandonner aux délices désabusés du post-modernisme, on peut tenter de récuser le dilemme du refus crispé ou de l’acceptation cynique de la situation.