Publié le 22 mai 1984

22/05/1984 : Jean-Claude Polack : L’éclipse et l’écho

par Jean-Claude Polack

Thomas me raconte un jour un événement curieux : "(...) Ce serait bien, me disais-je, d’être à quelques dizaines de mètres d’une maison où des amis, des femmes, parleraient et riraient sans que je discerne précisément leurs propos et m’assureraient en quelque sorte, à leur insu, de leur chaleureuse et discrète présence. Ceci dura quelques secondes. Je le ressentis comme une émotion extrême, quelque chose de nostalgique et de doux, entre le regret et le souhait. Puis je m’aperçus que j’étais en train de vivre, dans tous ses détails, la situation que j’avais imaginée. Il ne me restait plus qu’un indéfinissable malaise, une impression, un peu pénible, de dédoublement. »

(...) Revenons à la scène. Entre les deux situations il peut y avoir plus ou moins de fixité ou de fluctuance, de conservation ou de changement. Si la rêverie de Thomas ne subit aucune distorsion, le rapport est d’analogie ou d’homothétie. La scène « imaginée » est déduite par déplacement ; ici devient ailleurs. Mais on peut se demander si les rapports des choses entre elles, leur importance respective pour Thomas, ont changé. Qu’est-ce qui, ici et là, occupe le centre, reste à la périphérie, s’installe au foyer ou aux bords de l’expérience ? Où sont les intensités ? Où les flous et les tremblés ? Sous cet angle cartographique, le phénomène suppose un point de vue, la modalité d’un regard, l’appréhension d’un « champ ». Des écrans et des verres s’interposent entre Thomas et ce qui l’entoure, travail optique où les parties n’entretiennent plus les mêmes rapports, ni entre elles, ni avec l’ensemble : de la scène. Si Thomas se déplace à l’intérieur et, plus encore, au bord de ce spectacle, jusqu’à ne plus rien percevoir de sa structure, il produit dans son fantasme une déformation particulière de l’expérience, qu’un autre point de vue (un autre système optique) pourrait corriger. C’est l’anamorphose.

(...) Devenir-vidéo, devenir-image. L’homme vit aussi de son ombre. Et l’ombre, comme chez Chirico, occupe mieux l’espace que son double de chair. Pour paraphraser Lucky Luke, elle tire même plus vite que lui.
L’auditeur placé trop près de la scène qu’entourent des micros perçoit la double musique de la voix du chanteur et de son amplification phonique, légèrement décalée : malaise particulier, inscrit dans cette fraction de seconde qui sépare l’objet de sa reproduction et le vivant du mort. Écho.