Publié le 26 février 1985

26/02/1985 : Félix Guattari, Barbara Glowczewski : Espaces de rêves (2) : Les Warlpiri

par Barbara Glowczewski , Félix Guattari

B. — Je vous ai donné des exemples de rêves-mythes (Jukurrpa) d’animaux, d’oiseaux, de plantes mais aussi de phénomènes comme l’eau, le feu, les étoiles, ou d’objets comme les bâtons à fouir ou les perches initiatiques, ou encore de sta­tuts comme les hommes initiés, les femmes célibataires, le patriarche incestueux et invincible. En fait, tout ce qui existe dans la nature et la culture a son rêve. Mais tous les élé­ments ne sont pas actualisés de la même manière. Seulement une centaine servent à identifier la quarantaine de clans warlpiri. Ils correspondent à des itinéraires très longs, parfois de plusieurs centaines de kilomètres qui traversent la terre des clans qui en portent le nom. Les autres éléments du rêve forment une espèce de réservoir. C’est là qu’intervient le rêve du sommeil. Il peut puiser dans ce réservoir pour don­ner une identité individuelle à un nouvel enfant qui va naître. Cela se passe de la manière suivante : toute conception d’un enfant est annoncée par un rêve que fait la mère, le père ou un autre parent. Ce rêve indique en quel endroit la mère a été pénétrée par un esprit-enfant, condition de la formation de l’enfant. Et le rêve indique aussi quel élément particulier de ce site donne son identité à l’esprit-enfant. On peut rêver que l’enfant est conçu sur la terre de son père, il est ainsi l’incarna­tion du rêve de son clan. Mais le plus souvent, on rêve que l’enfant est l’incarna­tion d’un autre rêve. Cet autre rêve, c’est-à-dire l’élément qui le qualifie, peut être celui qui donne son identité à un autre clan. L’enfant en grandissant aura ainsi des droits particuliers sur la terre et les rituels correspondant à ce clan qui n’est pas le sien. Mais on peut rêver aussi que l’élément-rêve de l’enfant ne correspond à aucun clan particulier mais est puisé dans le réservoir des plantes, des animaux, des objets qui ne sont pas particulièrement célébrés par les clans. Ce rêve est alors un potentiel pour l’enfant.
Si son clan est trop important, il arri­vait dans le passé qu’au lieu de rester sur la terre de ses pères comme il se doit, il fonde son propre clan à partir de ce rêve nouveau. En un sens c’est une création mais pour les Warlpiri c’est simplement la réactivation de la mémoire du rêve. L’élément/rêve qui a servi à fonder le clan existait depuis toujours dans le réservoir du rêve et dans l’environnement. Les hommes n’ont fait que s’en souvenir et l’ont actualisé en le connectant aux itinéraires déjà célébrés. C’est pourquoi il est très important de dire que la notion du rêve, des ancêtres du rêve, du temps du rêve, n’est pas un simple temps des origines, mais c’est l’espace, à la fois du passé, du présent et de l’avenir où sont stockées toutes les combinai­sons possibles entre les éléments de l’existence. Il n’y a pas de notion d’évolution car en fait tous les éléments existent avant même d’avoir pris forme du fait qu’ils sont eux-mêmes des combinaisons d’autres éléments. On pourrait dire que le rêve c’est tout le possible ; ça ne commence nulle part et ça ne va nulle part. C’est la condition de la vie et de toutes les transformations.
N’importe quel élément est un rêve en soi mais il est aussi connecté à d’autres élé­ments avec lesquels il forme ce que j’appelle une constellation. Par exemple le rêve du sable est à la fois celui du miel, des abeilles, des perruches vertes et des hiboux. Pourquoi ? Parce que le mythe, ce que nous appelons le mythe et que les Warlpiri appellent rêve, raconte que les dunes de sable se sont formées dans les sites de ce rêve, lorsque le miel a coulé dans les arbres et sous terre, que les abeilles l’ont apporté d’une autre terre et que les hiboux, oiseaux de la nuit, et les perruches vertes, oiseaux du jour en furent témoins. L’histoire est beaucoup plus longue et compli­quée mais on ne peut rentrer dans les détails ! Maintenant chaque constellation de rêve est dite avoir semé des prénoms dans la terre. Et ce sont ces prénoms qui sont les esprits enfants, enfants du rêve, ils se réin­carnent de génération en génération dans les hommes. Mais un individu n’est pas seulement le résultat de l’incarnation d’un esprit enfant. S’il se maintient en vie c’est parce qu’il est dépositaire de la force vitale du rêve de son clan – c’est-à-dire la force qui se transmet de père en fils. Mais il est aussi dépositaire d’une force vitale qui se transmet de mère en fille. De père en fils se transmet toujours la même constellation de rêves, les rêves du clan ; ce sont donc toujours les mêmes noms. Comme on doit se marier à l’extérieur de son clan, la constellation de rêves de l’épouse est toujours différente. Ce qui passe de mère en fille c’est le résultat de la fusion des rêves de la mère et des rêves du père ; de génération en génération ce sont donc des combinaisons de rêves différents. C’est pourquoi cette force n’a pas de nom. Mais quand on a dit tout ça on n’a pas encore un vrai humain. Il lui manque son esprit-énergie. C’est quelque chose, le plus proche de notre notion d’âme, qui n’appartient qu’à lui et se loge dans son ventre. C’est cet esprit qui la nuit voyage dans le rêve et quitte pour cela le corps. Il peut ne pas le réintégrer et alors l’indi­vidu sera malade, très faible, tellement à plat au sens électrique qu’il pourra en mou­rir. Si son esprit-énergie revient, il peut au lieu de retourner dans le ventre comme il se doit, se loger dans une autre partie du corps. Alors l’individu est toujours malade mais là le chaman peut intervenir. À la mort de quelqu’un, ces différentes composantes vitales sont redistribuées. L’esprit enfant retourne dans le site d’où il avait émergé, en attendant de se réin­carner. La force vitale du père et du clan se dissipe sur toute la longueur de l’itiné­raire terrestre du rêve du clan ou plutôt de la constellation de rêves du clan. La force vitale sans nom, qui descend de mère en fille, est celle qui doit être conjurée par les rites funéraires : elle circule entre tous les clans sous forme des cheveux du mort et revient au bout de quelques années au clan de la mère. Quant à l’esprit-énergie du mort, il est emporté dans le cosmos au-delà de la Voie lactée et des deux galaxies des Nuages de Magellan, à condition que l’homme ou la femme soient morts de vieillesse et pas de maladie ou d’accident. Dans ces cas l’esprit-énergie est comme court-circuité et se dissipe on ne sait où. Une fois toutes ces forces parties, on n’a pas encore un vide à la place du mort. Il surgit de lui une image, une ombre, un double, un fantôme. C’est l’image de son corps vidé de tout le reste. Elle va errer et hanter les proches du mort en particulier dans les rêves du sommeil. C’est la fatalité du souvenir. Les hommes feront tout pour ne pas invoquer cette image, ne pas se souvenir. Plus personne dans la tribu ne devra prononcer le nom du mort ; pendant deux-années on ne chantera plus les chants de son rêve, on ne retournera plus sur sa terre. Les hommes n’y pourront rien, l’image pourra toujours revenir les hanter. C’est très important car c’est en fait la seule création humaine. Tout le reste vient du rêve et y retourne. Mais l’image du mort est un résidu indivisible, une fois qu’ont été décomposés tous les éléments du rêve qui s’étaient combinés pour former l’indi­vidu. La seule différence entre le rêve et la vie, c’est que les vivants produisent des images de mort qu’ils réinjectent dans le rêve. Une fois que ces images sont réin­jectées dans le rêve, elles participent des combinaisons du possible. Pour résumer, on peut dire que le rêve fait du possible et les hommes font du passé. Mais il y a là un point de rupture essentiel. Je dirais qu’il y a une discontinuité entre le rêve et l’homme fondée sur la discontinuité impliquée par les transformations propres au rêve. Ceci pose la question de ce qu’est cette notion de rêve. Si l’on envisage que le rêve est l’espace où tout se combine avec tout, c’est en un sens un continuum. Mais d’un autre côté, le rêve est aussi le mythe, ou plutôt les mythes, toutes les histoires qui ordonnent des éléments entre eux, qui mettent de l’ordre dans le désordre de toutes les combinaisons possibles. Ces séquences nar­ratives produisent de la discontinuité en permanence ; car les hommes peuvent faire des rêves qui révèlent des séquences narratives qui avaient été oubliées par les hommes. Ces nouvelles séquences peuvent être intégrées au corpus de mythes, mais seulement à la condition que le groupe les accepte, ce qui est loin d’être systéma­tique et provoque toutes sortes de circulations de paiements. Les mythes donc ordonnent les éléments d’une certains manière. Maintenant la question se pose si entre les mythes il y a un ordre ou un désordre. Si on cherche un ordre, je pense que la démarche structurale qui consisterait à dégager des pôles et articuler les constellations entre elles est une entreprise stimulante pour l’esprit mais très appauvrissante. On ne peut pas dire pour autant qu’il y a un désordre entre les mythes. Des connections très particulières sont exprimées par les Warlpiri, soit lorsque plusieurs rêves/mythes se croisent sur un site, soit lorsque deux rêves sont reliés par un troisième. Mais il serait vain de faire l’inventaire de toutes les connexions. Ce n’est pas le problème des Warlpiri. Eux ne cherchent pas à signifier ces connexions mais à les vivre en les rendant non signifiantes. C’est toute la force des rituels. Des compositions entre rêves sont opérées dans les danses : ce qui connecte ces rêves ne doit par être dit mais vécu par chaque individu et l’ensemble du groupe. Un homme ou une femme, après des années d’activité rituelle peut ne pas pouvoir expliquer pourquoi tel rêve est connecté à tel autre. Ce n’est pas son problème, cela relève du secret qui se négocie avec l’âge. Mais l’important dans ce processus ce n’est pas que le secret cache un sens qui manque. Au contraire, il est indispensable d’avoir vécu les connexions, un Warlpiri dirait vivre sa terre comme différente mais alliable avec une autre, dans son corps. Seulement alors, le sens trouve un réceptacle, la signification de la connection ne peut prendre corps, elle ne devient une révélation qu’à condition que le corps existe. Et le corps n’existe qu’en dansant, chantant, étant peint avec des éléments qui dépassent le sens.
À partir de ces observations, j’ai donc pensé qu’il faudrait construire un modèle où l’organisation des mythes et des rites serait indissociée et s’articulerait autour de ce que j’appellerai des noyaux, c’est-à-dire des espèces de trous noirs, absence de sens, condition de l’existence et du sens. Un tel modèle pourrait être utilisé pour analy­ser non seulement les mythes entre eux, mais aussi les éléments qui composent chaque mythe. Car par delà les interprétations signifiantes du pourquoi de tel et tel élément dans une constellation de rêves, il y a le même phénomène de gravitation autour d’un noyau, où il ne faut pas chercher le sens pour que la magie du récit opère. Nous avions eu un entretien avec Félix pour préparer cet exposé, aussi à propos de ce que je viens d’expliquer, je vais lire ce que Félix avait dit, à moins qu’il ne pré­fère le dire de vive voix !

F. — Qu’est-ce que ce noyau que tu pressens à travers toutes les modifications rituelles, les inscriptions corporelles, etc. Est-ce à nouveau une clé structuraliste ?