Tout au long de l’été 2013, nous avons assisté, sans y être pour le moins préparés, à la naissance d’un lieu – lieu de fabrique et d’un habiter possible. Au fil de l’eau. Construction précaire d’une aire de séjour. Un nous est apparu, aux contours indistincts d’abord, puis s’organisant, faisant apparaître peu à peu les tracés d’un vivre ensemble à explorer. Un nous peuplé de multiplicités - visiteurs occasionnels, passagers ou habitants - dont chacune a permis de révéler le lieu, de porter un regard neuf ou circulaire, de deviner les intervalles, d’envisager le non-frayé.
Quels étaient les outils avec lesquels nous allions pouvoir travailler et comment les façonner à notre main, non seulement les outils fragiles, délaissés, puis réappropriés et dont il fallait prendre soin au jour le jour, mais aussi les outils à mettre en partage pour penser un habiter commun et le lieu en tant qu’il n’était pas encore apparu, pour en faire l’expérience concrète tout en maintenant la juste distance, en continuant de fréquenter les lisières, de « buissonner les marges » ; opérateurs logiques qu’il nous fallait travailler au jour le jour pour inventer le « quotidien incertain de la quincaillerie », tel ce journal autour duquel nous avions commencé et continuons à tourner.
Se tenir au plus près de l’émergence, de ce qui se passe, sans toujours chercher à provoquer le geste adéquat, pour voir apparaître et se dessiner une géographie, le lieu et ses entours, tentative de comprendre le paysage et ses lointains, les bordures, les parcelles et les circulations périphériques…
La Quincaillerie des Laumes est traversée par des courants, à la recherche d’agencements collectifs, soucieuse de leurs devenirs et lignes fractales ; paysage mouvant bordé par la rivière, tantôt limpide et claire, tantôt sombre, impétueuse, bouillonnante, où il s’agit de faire résonner entre elles les présences, telles des harmoniques… Un lieu qui cherche à se profiler à travers son cheminer propre.
Extraits des cahiers des Laumes (Journal de la Quincaillerie numéro 1, 2, 3, 4)
Ces notes consignées au jour le jour, sur les bords du paysage, commentaire immédiat sur l’état des lieux et ses transformations sont une tentative de garder trace de ce qui se trame ici, dans l’air du moulin des Laumes, du rythme des jours, de ce qui s’y profile, des gestes, circulations et des rencontres occasionnées… Ecrire le lieu ; vers une critique de la vie quotidienne du lieu-dit-la-quincaillerie. Ponctuations, scansion, tableaux et phrases du jour, cartographies imaginaires, inscriptions coutumières qui forment un outil en devenir pour une mise en oeuvre du commun, participent d’un processus en construction et plus encore à inventer…
28 août.
Une tentative trace une recherche. Une recherche se trace.
Or, nous voilà partis pour des détours qui semblent être à n’en plus finir. F.D.
Arrivée dans la nuit noire. Vertige des ombres et des présences. Étourdissant accueil.
30 août.
Il semblerait que le temps soit devenu suffisamment lâche, élastique, pour laisser entrer une scansion, un balancement, permettre à la journée de glisser sur différents registres dont chacun contient en lui la possibilité d’un temps déployé, d’un vertige imminent… L’arrivée joyeuse, attendue de tel visiteur… Le bureau du journal s’organise au grenier. Vacillements proches et invitants, ressacs et ritournelles…
15 septembre
Il s’agira de réconcilier le chaos et la complexité. F. G.
Tournoiements et visites matinales. Le tour du bâtiment et le ressouvenir, la mémoire vive, circulaire des habitants du moulin ; les fantômes et les présences, « la cerise » et autres casaniers, ressuscités par les récits et les circulations, par ce que la bâtisse n’a de cesse d’évoquer à ceux qui l’ont habitée, arpentée, éprouvée… par ce que les murs ont à nous dire. Le sérieux, les toitures et les fissures. Prémices des décloisonnements à venir. Ramonage intempestif. Stupeur devant un poêle en fonctionnement. Plongée dans l’Oze boueuse, tourbillonnante…
16 septembre
Un monde ne se constitue qu’à la condition d’être habité par un point d’ombilic, de déconstruction, de détotalisation et de déterritorialisation, à partir duquel s’incarne une positionnalité subjective. F. G.
Point de rassemblement dans le chaos et la désertion des Laumes, dans le froid, l’humidité qui navigue et la perspective d’un départ annoncé. Flottement du jour. L’opacité du lieu est trahie par les visages, les multiples seuils en sont constamment franchis. Lieu de passage. « De faire le tour de la maison me fait beaucoup de bien… » La nuit remue et nous recueille au bord d’une tentative, d’une esquisse de parole… « l’hospitalité travaille en profondeur comme le dit René Schérer, dans la durée où elle s’insère, par accumulation de déplacements, couches successives qui font penser aussi à des structures cristallines du temps. »
21 septembre
Ils entraient par le portail ouvert et nous venions à leur rencontre. Nous échangions des nouvelles récentes. Nous nous regardions dans les yeux. F.K.
Le temps du voyage à lui seul donne la mesure d’une certaine confusion, confusion des dates et des séjours qui s’empilent et se confondent, superposition des strates du temps retourné, des départs et des arrivées, confusion des présences. Paysages confondus. Notre arrivée coïncide avec les visites en forme de ponctuations. Sans intervalle, nous sommes repris par le rythme propre imposé par le lieu, ses trajets, piétinements, mais aussi son dehors et ses entours. Le moulin est bordé de lignes disparates, non reliées les unes aux autres et dont les gestes sont visibles à notre arrivée. Rivière puissante et claire à nouveau. Une journée en compagnie des enfants comme une réponse nouvelle, un commencement.
Image de pensée.
Tout à coup nous logeons dans les plis de papiers arrachés et froissés (le temps n’y est pour rien), dans le plissement certain des feuilles et des fragments chiffonnés (les murs n’en ont cure), dans le froissement soudain détaché des parois.
22 septembre.
Une course effrénée dans les bois, à travers les ronces. Vers le Glacis. L’eau franchit le seuil de la première vanne, à l’endroit où le lit a été creusé, la terre dégagée. En pointillé : la ligne de partage des eaux. De minuscules vairons choisissent la voie de la dérivation, s’aventurent à l’entrée du canal d’amenée, vers la promesse d’une eau courante…
C’est le caractère multidimensionnel et désordonné du moulin qui apparaît et de petits foyers épars se dessinent dans le ventre de l’atelier. Ce sont les enfants qui conduisent la barque et installent leur lieu de repli à l’étage, dans le salon de musique, au bord d’une fenêtre. Ce sont les enfants qui mènent la danse et donnent l’échelle du lieu « Ils n’ont rien de petit en eux. Leurs projets s’étendent sur plus de trente mille ans. Des monstruosités… » Ce sont les enfants encore qui dissolvent le temps avant qu’il nous surprenne. Partir à toutes jambes. Paysage enfantin. Franchir le pont, les voies, les tunnels, battre la campagne par le chemin de fer. Le soir, il y a le feu aux Laumes, une fumée blanche d’abord, puis une fumée noire, épaisse, envahit les rues jusqu’aux voies, la rumeur circule, nous en recueillons les échos.
Il en va de certaines situations où la fumée, en tant qu’elle désigne un changement, est inutile, d’autres au contraire, où sa promptitude nous indique un tournant possible, son surgissement.
27 septembre.
Nous étreignons la terre mais nous gagnons rarement les hauteurs. Il me semble que nous pourrions nous élever un peu plus. Nous pourrions au moins monter aux arbres.
L’exaltation d’un temps qui se profile sans limites sans que nous y soyons malmenés ; temps de côtoiement, replis et déploiement possible dans le présent qui s’annonce. La recherche et les constructions auxquelles nous nous livrons dans l’atelier sont ponctués pas les allers et venues incessants de voisins et des curieux alentours ; il se dessine alors un maillage d’histoires inattendues. Le lieu autour duquel ON tourne devient le support d’un récit ininterrompu, tissé de figures, d’ombres et de fantômes, de confidences et d’histoires à l’infini. La toilette a lieu dans la rivière, de nuit cette fois, sans perdre pied.
28 septembre.
De grands buveurs compacts et forts, riaient, chantaient, gueulaient à boire, bâfraient à casser leur mâchoire, hurlaient à réveiller les morts. Emile Verhaeren.
Basculement vers la première fête de quartier au moulin - ritournelle et galop - point de rassemblement dans le tumulte de la Quincaillerie. Des mondes d’abord distincts, puis peu à peu se côtoyant, sans pour autant être attentifs les uns aux autres, enjoués simplement par cette possibilité d’une halte et la dimension singulière, tangible, de la co-présence. Circulation vague. Esquisses de rencontre. Survivances. Peu à peu les oreilles se tendent, les paroles se délient, s’ouvrent à une altérité possible. L’espace, tout l’espace est là, familier, proche et vacillant. Lueurs des visages éclairés à la bougie. Les grands buveurs et rieurs, réunis au hasard, se tiennent assis, en cercle, comme s’ils avaient toujours été ici, dans cette possibilité d’être et de parler sans détours.
16 octobre
Il y a un péril à être seul dans cette vaste maison, la tentation de vouloir soulever chaque espace, d’en épouser les volumes, de s’introduire dans les intervalles, de trouver les fissures, de traverser les cloisons, d’ouvrir les passages, de modifier les seuils… de disparaître dans les murs… de tourner jusqu’à ce que la nuit tombe et tombe avec elle la part secrète, enfouie de la maison, le calme infini du crépitement qui vacille et menace de s’interrompre, le bourdonnement de la rivière qui elle aussi attend son heure pour franchir les seuils, déborder l’espace.
19 octobre
« Isotopies, lieux du même, mêmes lieux. Ordre proche. Hétérotopies : l’autre lieu et le lieu de l’autre, à la fois exclu et imbriqué. Ordre lointain. Entre eux des espaces neutres : carrefours, lieux de passage, lieux non pas nuls mais indifférents (neutres). »
« N’oublions pas l’u-topie, le non lieu, le lieu de ce qui n’a pas lieu et pas de lieu, le lieu de l’ailleurs. »
Comment relier entre eux les différents possibles vers lesquels se tourner au fil des jours, entre l’urgence d’un bricoler proche et palpable et la nécessité de se projeter vers de lointains échafaudages inaccessibles. Quel intervalle s’ouvre alors ? L’intervalle d’un habiter-au-présent.
23 octobre
Que tout lieu devienne multifonctionnel polyvalent, transfonctionnel, avec un incessant « turnover » des fonctions. H.L.
Temps troublé et d’extrême paradoxe. Ecriture du désastre. Désastre d’une écriture inexistante. Désastre de ce qui, au milieu de la multitude, ne peut s’écrire, ne parvient à rejoindre le tramer certain qui continue d’être à l’œuvre. Il ne reste au « sans-projet », dépossédé des vertus que nous lui reconnaissons, que l’absence manifeste d’un socle. La dérive encore et la perte pour qui ne peut accepter de telles harmoniques, inattendues, dissimulées à l’arrière plan d’un désoeuvrer et d’un silence diffus.
24 octobre.
Va coule rivière, monte avec le flux et descends avec le reflux ! W.W.
Reprise de souffle, tout à coup l’air léger vient à notre rencontre. « Ce qui se passe, ce qui concerne l’arrivant se situe le plus souvent dans un espace voisin (contigu) de celui où il se tient… Une situation sans cesse en appelle une autre / segmentarité / diversion. » Il n’y a pas seulement la prolifération, les connexions multiples, le mouvement incessant, la quête illimitée d’un objet hors d’atteinte, il y a également le mouvement qui se fige, un monde au bord de l’immobilisme, une force d’inertie invincible. Il nous revient de penser une différence entre les lieux alliés pour éviter toute logique d’assimilation ou de superposition idéologique. Comprendre les liens sous-jacents, susceptibles de s’établir dans la disparité, les connexions possibles entre des tentatives qui expérimentent des façons de s’organiser et de nouvelles formes de combat, de résistances locales et territoriales face au désastre positiviste et à l’écrasement des logiques aliénatoires
9 novembre.
Accéder à la vie quotidienne, c’est la chose la plus difficile. J.O.
Le jour se fissure, craquèle d’hésitations à entrer dans l’hiver. Lent basculement. La nouvelle-cuisine-sommaire permet d’envisager une entrée dans le jour, dans cette invention de lumière. Toute la maisonnée glisse d’un bord à l’autre du logis, s’échoue entre les séchoirs à pomme ce matin. Salle des miroirs. En effet le quotidien n’est pas immédiatement accessible, il se doit d’être composé pour apparaître, orné dit Deligny pour devenir coutumier, mais plus encore il se doit d’être incorporé pour disparaitre. Et qu’en est-il d’un coutumier inapparu, qui sur le plan pratique n’est pas encore tangible, repérable, du fait d’un manque de présence concrète, d’une absence d’habitants véritables, qui donneraient tout à la fois la tonalité et l’épaisseur d’un vivre ensemble à venir
10 octobre.
Ou peut-être, encore, et dans le champ d’une seule et même ouverture, quelque étrangeté divergente, solidaire étroitement. P.C.
Hésitations, reprises, permutations, retranchements… Forte crue. D. surgit abruptement dans le paysage et pour la seconde fois apparaît, tel un joyeux messager, apportant l’incroyable nouvelle du jour : Le bief coule depuis le glacis cette fois jusqu’au moulin, il s’échappe alors sous la passerelle par l’écluse la plus proche, pour rejoindre l’Oze à l’endroit où elle forme un coude. Vingt années pour ainsi dire que l’eau ne coulait plus par ce canal. Vingt années de bief asséché, assoiffé derrière l’ancien lavoir lui même transformé en habitat. TRANSFIGURATION DU PAYSAGE.
2 décembre.
Parfois la maison grandit, s’étend. Il faut une plus grande élasticité de rêverie, une rêverie moins dessinée pour l’habiter. G.B.
D’autant que nous y sommes de passage, que nous y sommes nous en éloignant, luttant pour y demeurer, puis peu à peu admis par les murs. Le sol continue d’être hostile et froid. Il faut alors convoquer cette grande souplesse et imprécision de la rêverie pour habiter à la lisière, pour continuer à projeter une image lointaine, dans l’irréalité et l’immatérialité de notre séjour. Et si parfois la maison grandit, le jardin lui, semblait avoir rétrécit du fait des arbres nus pour ainsi dire. Changement d’échelle. Il faut un temps infini pour démarrer un feu, pour réchauffer les murs. Retour partiel donc à cette vie nue (dépouillée), archaïque, nous qui venons de traverser innocemment, négligemment les cathédrales-de-l’avenir-sur-le-déclin.
4 décembre.
Maison de vent demeure qu’un souffle effaçait.
Rangement du fond de l’atelier
Visite du bief asséché jusqu’au glacis
Relevé de façade sur rue du Hangar
Relevé des murs extérieurs de la maison
La ville est déserte comme à son habitude et le paysage pétrifié plus encore par le froid. Immobile. Souffle de la rivière proche, étouffé lui aussi par la tonalité hivernale. Une pièce suffit à faire danser les murs de crépitements. Le sol est froid.
O nostalgie des lieux qui n’étaient point assez aimés à l’heure passagère, que je voudrais leur rendre de loin le geste oublié, l’action supplémentaire. R.M.R.
Par la rêverie seulement serait comblée cette insuffisance des heures passagères, la présence et le geste qui ont manqué à la réalité depuis que la maison est devenue lieu d’un séjour, depuis que nous l’avons à notre tour désertée. Une liaison doit se faire par son intermédiaire, attachée à l’image que nous nous faisons d’elle, et à plus forte raison de la maison perdue en nous, de celle qui réclame « ce supplément d’être ». « La maison perdue dans la nuit des temps sort de l’ombre, lambeau par lambeau. Nous ne faisons rien pour la ré-organiser. Son être se restitue à partir de son intimité, dans la douceur et l’imprécision de la vie intérieure. » Tâtonnements concrets et outils de mesure dans le froid. Relevé de façade. Rangement.
Dans ce moulin qui est le lieu le plus lointain, il y a du familier tissé d’incertitude, un ensemble de potentialités latentes, qu’il s’agirait non d’activer, mais de suivre comme autant de potentialités qui auraient toujours été déjà là, disponibles dès avant notre venue et pour lesquelles nous ne serions que des passeurs occasionnels.
5 décembre
Une maison où je vais seul en appelant un nom que le silence et les murs me renvoient une étrange maison qui se tient dans ma voix et qu’habite le vent. P.Seghers
En effet la maison tremble aujourd’hui, « à la limite du réel et de l’irréalité » et pourtant il faut la prendre, la reprendre en main. Le silence qui l’habite, les infimes secousses qui la traversent, par delà le moindre geste, isolé et toujours essentiel, doivent être secondés par la multitude du mouvement et le déploiement incessant des paroles qui la font exister, lui redonnent vie et clarté et sans lesquels son nom même risque de disparaître, d’être étouffé par le silence et l’épaisseur des murs.
4 janvier
Soyez passants.
Ce que nous sommes
La Quincaillerie n’est pas seulement endormie, abandonnée, elle est engourdie et totalement inerte. Après avoir constaté, non sans quelque étonnement au matin, cet état d’immobilité, nous réalisons à quelques lieux de là, dans le Morvan, à quel point elle est menacée d’inexistence – pour peu qu’on s’en écarte.
5 janvier
L’homme l’espace et la baraque où il vit sont formés
de choses très hétérogènes qui sont très difficiles à faire
marcher ensemble. François Tosquelles
Ramassage d’herbes et tas
Tentative de tranchée pour évacuer l’eau du souterrain/déversoir
Paillage au potager
Parler ou taire le lieu.
Le lieu agit sur les corps. C’est à un déploiement autre que celui-ci invite dès l’instant où nous l’habitons, loin des piétinements stériles et autres ressassements de corps empêchés que nous éprouvons en bien des endroits, quand bien même ceux-ci prétendent pratiquer ce qu’il convient de nommer l’accueil. Lieux d’accueil, structures d’accueil, équipes et agents d’accueil, responsables et techniciens de l’accueil, de quoi ne plus jamais vouloir être accueilli nulle part. Procédure et protocole de l’accueil. Purgatoire sans fin.
Ici le piétinement est incessant et ample, fait de multiples
enjambées. Le lieu est ouvert et complexe. Nous n’en saisissons
ni les limites ni les frontières ; c’est pourquoi il demeure toujours
non seulement possible mais impérieux de l’arpenter, de le découvrir…
6 janvier
Le lieu parle d’ici, avec les moyens d’ici mais d’ailleurs
aussi bien – comme d’un ailleurs dans l’ici. Roger Munier
Tenter d’en finir avec les assignations de position en vigueur et autres superpositions plus ou moins conscientes de schémas institués et dont il serait impossible de sortir y compris dans les lieux les plus ouverts. Le lieu ne peut exister que s’il est traversé par d’autres. Le journal est une surface d’expérimentation de ce que pourrait être le lieu lui-même. Comment faire pour ne pas circonscrire ou dire le lieu et par là même risquer de le figer.
7 janvier
Le lieu n’est qu’ensuite, et secondairement, ce qu’on
aménage pour en faire un séjour. Roger Munier
Le soir l’émerveillement devant une ampoule électrique. A tourner encore autour de la maison, s’apercevoir qu’elle attire l’œil vagabond cette fois, participe étrangement - comme par erreur ou effraction - de cet aspect du paysage nocturne : les lumières des Laumes, la clarté-jaune-lueur-blafarde de la place du champ de foire…
19 février.
A la quincaillerie : une petite meule à aiguiser s’il vous plaît,
une qu’on peut visser au plateau de la table ; si possible avec
des pierres de rechange (…) A.S
rassembler et aiguiser les outils multiples délaissés par le temps
Installation d’une nouvelle cuisinière à bois
Ramonage du conduit de cheminée central
Une percée au rez-de-chaussée-d’un bord à l’autre de la maison.
Que des logiques distinctes, des modalités d’être et de séjour différenciées puissent co-exister, abruptement s’inscrire et s’établir sans s’annuler mutuellement, sans qu’il faille les soumettre à telle ou telle règle, à telle ou telle structure étroite du quotidien… Appel du dehors. Le bief est en eau. Lumière caressante hivernale diurne. Insatiable lointain murmure. Les passants disparus se font signe d’un bord à l’autre de la Place du champ de foire. Dans le désert on ne peut ignorer le geste qui vous est adressé. Peu à peu s’accordent et se ressaisissent les modalités d’existence au moulin, puis la nécessité de certaines interventions urgentes l’emporte et nous conduit sur des terrains scabreux. Aujourd’hui grand ramonage. Nous ne pouvons qu’épouser cette forme de priorité donnée à certains gestes, condamnant les perspectives lointaines à leur ajournement obligé.
20 février.
Dehors appuyé à l’encadrement de la porte le monde est invisible,
ou plutôt je ne vois que le ciel plein de fumées. De temps à autre le cri
strident d’un oiseau perdu dans les bois. A.S.
Le monde n’est-il rendu visible que pour autant que l’on y soit caché. Quel sens un refuge sans une percée, un appel vers des lointains inaccessibles, quel sens donner à un séjour s’il n’est le seuil ou le moment d’une trajectoire qui inclut le dehors. Sourires et signes en direction du moulin. Avides, nous tournons autour de l’idée d’une cloison à découper qui permette de traverser la maison de part en part. L’affaire n’est pas mince, elle nécessite d’envisager cette dimension du passage : prendre au sérieux le découpage de la maison/prendre au mot le découpage du sérieux.
4 mars.
Nous est échu d’écarter, d’élaguer, de
tisser des vêtements, des charpentes,
des murs, de creuser autrement. H.G.
Place déserte, paysage mué en nappe. Un chat noir, inconnu de nous, traverse LA PLACE DU CHAMP DE FOIRE. Traces déviées. « Nous baignons dans un monde qui n’acquiert de réalité que par l’irisation du lointain. » Dissolution du temps et de l’espace, éparpillement des gestes, dispersion et reprise. Une empreinte rose sur le grand peuplier provoque l’inquiétude. Est-il menacé d’abattage ? Pour quelle raison… ? Le paysage marqué. De multiples et micro-tentatives plus ou moins avortées, tendent à décortiquer, à dénuder le rez-de-chaussée.
7 mars
Où est le peuple qui commencerait par brûler les clôtures et ne toucherait pas aux forêts. W.W.
Du temps pour le journal des Laumes. Un collage/population prend forme et place et se télescopent les allers et venues, les visites des voisins présents la veille. Visite de D. qui n’est toujours qu’un passant et délivre l’essentiel à propos de l’entraide, des gestes communs, d’une continuité à trouver dans ce qui apparaît du paysage. Ralentissement souhaité du temps. La vigne taillée à nouveau sous le regard de Claude. Scansion. Le canal puis la vigne accrochée à la fin du jour. Dans la proximité du feu, l’accalmie souhaitée, les paroles échangées avec sérieux, douceur et attention.
25 mars.
Et les cheminées ?
Elles fument. Et la petite qui n’a pas bougé ?
Elle va fumer,
Ella va fumer
(Il paraît que depuis hier
la maison est habitée.) F.D.
Réveil matutinal des oiseaux
Se tenir dans une disposition neuve à l’égard de ce qui vient à
nous ; Epouse et n’épouse pas ta maison. Tout doit concourir
désormais à la nécessité de traduire cet intervalle : Se tenir au
plus près de ce qu’est, non l’habitat, mais une certaine façon
d’habiter, sans perdre de vue l’hominienne nécessité d’échapper
à cet ancrage. Communiser un lieu : en libérer l’usage…
27 mars.
Le pré aussi est une façon d’être, décidons de nous y laisser aller aujourd’hui passif. F.P.
Le chant des Laumes le matin.
OR CECI N’EST QU’UN CAHIER.
Qu’advient-il de cette possible et nécessaire
attention de chaque instant, ce que d’aucuns à juste titre, ont appelé
une discipline de l’attention de telle sorte que les gestes s’organisent entre
eux, se répondent et se fassent écho, se lient à d’autres expériences, participent d’une
organisation qui se doit de rayonner du dedans vers le dehors pour construire les fondations du
lieu. Il reste encore à inventer, sur un plus vaste terrain, des principes de partage et de mise en commun des espaces où nous habitons et des lieux entre lesquels nous nous déplaçons.
Le rez-de-chaussée est bel et bien devenu le bureau du journal.
28 mars.
Agir avant de penser, tout de suite, en lame du fouet
de fil de la baïonnette du fusil. A.A.
Le moulin habite l’œil de ceux qui le renouvèlent en y séjournant. En arrivant aux Laumes le bois est déposé devant la maison, résurgences toujours incertaines de la place du champ de foire, bribes imaginaires d’une existence enfouie. Remue-ménage en tous sens rêvés. Déménagement et aménagement de chambres, préparatifs inquiets. Un poêle est mis en place au second étage. Agitation encore, incessant martellement dans les couloirs sonores jusqu’au soir, moment d’accueillir les voyageurs égarés. Une certaine continuité dans la connivence s’insinue en douceur.
2 avril.
Il y a quelque chose de spontané dans le pré. Beaucoup moins homogène pourtant qu’un champ voulu (semé soigné). (…) Installation d’un système d’éveil et d’alerte. Francis Ponge.
19 avril.
Par surprise la beauté des sillons. Lumière rasante. Scintillant profond. Clarté des lieux laissés en suspens.
Embranchements multiples et bifurcations soudaines. Ramifications. Une lettre aux amis du moulin. Que le lieu s’ouvre immédiatement et délibérément sur autre chose que lui-même.
20 avril .
La vie quotidienne incertaine, humiliée,
abandonnée selon Lefebvre et à laquelle
se substituent les formes d’un renoncement à
la vie même.
21 & 22 Avril.
Au ras du sol rampe encore la vie quotidienne, pendant que les moments supérieurs s’éloignent dans les profondeurs stratosphériques. H.L.
L’ouverture et le fonctionnement des opercules de la turbine permettent d’entrevoir la roue couchée dans son hypothétique état de fonctionnement. Le mécanisme de la turbine – le passage de l’eau par les godets inclinés en direction du rotor - apparaît avec clarté. Demeure la boue - les Laumes - dans la chambre d’eau. D’autres chambres alors sont nettoyées, lessivées, mouillées. Apparaissent les traces d’anciens murs.
Le lendemain, visite à Corpoyer-la-Chapelle. Evoquer encore cette vibration certaine, souterraine, profonde. Les gestes reliés et les registres de présence. In Vita communi. Le sentiment partiel, trouble diffus et par moments la vision claire qu’il existe bien une vie en commun des hommes, que nous n’avons ni à y entrer ni à l’inventer puisque nous y sommes déjà. Le lieu du séjour, la pluralité des liens qui le constituent et le rendent indissociable de sa forme peuvent également, accidentellement nous le ré-apprendre.
23 Avril.
La vie quotidienne n’est pas immuable, elle peut déchoir, donc elle change. H.L.
Le mouvement parfois et les circulations parviennent à dissiper toute logique de rationalisation, de compartimentation, de découpage du temps. Tel déploiement s’effectue parfois sans que l’on y soit préparé et donne le sentiment d’une évidence partagée, d’être de plain-pied dans ce qui a lieu, d’échapper aux logiques décisionnelles de même qu’aux surdéterminations de tous ordres…
24 avril.
Et que dire des logements
ouvriers et des maisons
paysannes où le purin croupit
devant la porte. H.L.
Tout vole par les trappes. Les caisses et matériaux résiduels traversent les planchers, passent les fenêtres, s’écrasent au sol. Les garages regorgent des détritus amoncelés, deviennent inaccessibles. Vestiges encore et pièces enfouies dans les profondeurs.
30 avril.
Tout commencement est un retour, mais le retour indique déjà une différence, n’est pas un retour au même (origine) mais un trajet (devenir). Anne Sauvagnargues
Détritus et déchetterie
Différence et répétition
Des vues sur l’atelier
Quelle vue pouvons-nous avoir sur ce qui se fabrique ici sans nous en éloigner, sans trouver le juste recul, la distance appropriée. Le sentiment de la variation, d’une quelconque différence dans nos transports quotidiens du moment (déchets) est impossible à toucher. Nous faisons retour vers ces commencements en effet qui consistent à vider, à désencombrer, à trier et charrier des matériaux divers, à défaire des agencements de fortune pour en inventer de nouveaux, provisoires eux aussi. S’établir contre les murs, dresser des établis, organiser des points d’appui. Curieuse impression de faire retour amont.
1er mai
Penser la répétition comme ritournelle change en effet la donne. A.S.
Le moulin visité
Piétinements
Plantation
Il s’agit de s’en prendre au statut de la répétition, si toutefois elle équivaut à un piétinement, si elle s’impose comme vecteur d’un ressassement. La reprise ici est une possibilité de différenciation, introduction d’un écart en tant qu’il est absolu, dérangement inclusif. Le jour des visites à n’en plus finir viennent bloquer le temps des Laumes et tracer d’autres lignes, impensées celles-ci. Le muguet puis le lila déborde du jardin. En parcourant le terrain du bief, le lit creusé, nettoyé, dégagé des arbres abattus. Nous mesurons la taille des planches à découper pour la porte du glacis, en vue de canaliser l’eau vers le moulin. Enthousiasme. « Tu n’as jamais vu de rivière, toi ! » dit Claude. Circulation entre chien et loup, entre forêt obscure et lumière industrielle jaunâtre de Vallourec, dans le fond du bief.
2 mai.
Les ritournelles ne partent pas de rien, elles sont toujours ritournelles de ritournelles, passage d’un milieu à un autre. A.S.
Il en va ainsi des ritournelles de Quincaillerie, elles portent en elles d’autres ritournelles et arrière-plans plus anciens, qui sont des composantes de passage quand elles ne sont pas bloquées dans leur propres stéréotypies ou leur coupure territorialisante. Pourquoi et comment la pierre de meule du second étage a-t-elle disparu ?
3 mai.
Chaos, installation , territoire : Le rythme y est vu comme la riposte des milieux au chaos, mais les milieux non plus ne sont pas unitaires. A.S.
Circulation entre les milieux. Hétérogénéité des perspectives contenues dans une même série de gestes. Repérer ce qu’il en est de ces multiples coupures opérées dans les entours. Le chaos de la Quincaillerie se transfigure en rythme dans ces entre-deux, entre la concision des gestes et le piétinement au long cours, à la faveur d’un mouvement (glissement) qui opère une continuité entre les mi-lieux. Le soir, le rossignol et les glaneuses d’ortie.
8 mai.
Aux variétés, j’ai vu toute sorte de gens, certains avaient bu au-delà de leur soif, l’aubergiste leur prêtait donc une certaine attention. R.W.
Chaos. Vertige. Spirales de paroles à en perdre les bords et les entours. Une force magnétique opère dans le sens d’une désorientation parcellaire. Rupture de l’équilibre fragile du moulin et des logiques de circulation instituées ces derniers jours. Tandis que les habitants nouveaux allègent de leurs présences les gestes quotidiens, tiennent en équilibre la maison dans son organisation précaire, repèrent et activent les potentialités latentes, le jour bascule vers l’instabilité.
9 mai.
On n’entre pas dans une maison d’un coup d’aile, en descendant du haut du ciel, on s’y élève plutôt, vite ou lentement, d’étage en étage. R.W.
Le temps dilaté du départ. Tentative de s’élever, de se dresser contre les murs, d’en comprendre les fissures. Flottement sur la rive dans l’attente d’un radeau. Du temps avec E. Les habitants volants.
Entre ville et campagne entre mémoire industrielle et sillons de la ruralité, ce lieu-ci, LA QUINCAILLERIE autorise à demeurer entre les lieux, à voyager de seuils en seuils.
Dire le lieu en tant qu’il est empreint d’une désolation inscrite, profonde, et possède paradoxalement une capacité de résistance, une réserve hors d’âge, une dimension d’infaillibilité qui lui permet de traverser ou de siéger sur les ruines du temps amoncelé autant que sur les siennes propres. Les entours perçus soudain comme un désert et la crainte que le lieu ne soit atteint par cet abandon comme par quelque phénomène irréversible. Une campagne hallucinée où les ombres vacillent et les épouvantails ricanent à gorge déployée. Le soir c’est la logique du terrain vague qui soudain nous revient et la nécessité de laisser les choses en suspens, suffisamment floues et propices à l’errance pour que les conditions d’un habiter puissent se recommencer « sans nous lasser »… jusqu’à quel point nous faut-il être étrangers au lieu, étrangers à nous mêmes, aux raisons ou absences de raison(s) pour lesquelles nous sommes ici… de telle sorte que nous puissions créer les conditions vraies d’une hospitalité en devenir. Il s’agira de renverser les hypothèses pour qu’adviennent les présences les plus (in)attendues…