Publié le 28 avril 2021

Entretien avec Nour, jeune interne en psychiatrie à Bondy

par Nour El Houda Bouziani , Elias Jabre

Le parcours géographique de Nour El Houda Bouziani, venue récemment d’Algérie où elle aura été stagiaire à l’hôpital Frantz Fanon avant de devenir interne en psychiatrie à l’hôpital de Ville-Evrard de Bondy en Seine-Saint-Denis.

ÉLIAS JABRE : Tu travailles comme interne dans l’hôpital de Ville-Evrard au secteur 14 de Bondy, et tu attends, d’une part, de disposer de papiers, d’autre part, de passer un examen pour avoir le droit de travailler comme psychiatre en France. Peux-tu en dire un peu plus sur ton parcours, ta « conversion » à la psychiatrie et ton arrivée en France ? Quelles sont les conditions là-bas et ici, qu’il s’agisse de conditions personnelles, ou statutaires et politiques ?

NOUR EL HOUDA BOUZIANI : En effet, je suis arrivée en France depuis quelques mois. J’ai eu la chance d’atterrir dans un service de psychiatrie publique assez engagé qui pratique la sectorisation et la psychothérapie institutionnelle. Une pratique que je veux expérimenter car elle représente pour moi une évolution de la psychiatrie et même une révolution contre la psychiatrie asilaire concentrationnaire. Je trouve cela très intéressant car la relation avec les malades devient plus libre et créative. Je m’identifie à cette pratique, car je fais partie d’une jeunesse algérienne oppressée, longtemps soumise aux dogmes sociaux dictés par l’autoritarisme, la bigoterie et le machisme et qui a soif de liberté. J’ai donc tendance à soutenir tout ce qui est libre et anticonformiste. Et quand on est curieux et passionnée de nouveautés, la France devient un horizon de découverte, d’émancipation et de désaliénation tant mentale que sociale.
A la suite de ma petite expérience d’urgentiste, ma conversion à la psychiatrie était pour moi une évidence, car depuis que j’ai l’âge de réfléchir par moi même, je me suis mise à participer à des mouvements d’émancipation sociale et de conscientisation comme un acte de résistance à une doxa ultra liberticide dont j’étais captive, mais à laquelle je ne me suis jamais rendue. La psychiatrie a été justement un moyen de comprendre les mécanismes et les enjeux notamment politiques de l’aliénation. Tout cela a commencé en Algérie, alors que j’étais étudiante en cinquième année de médecine, par la rencontre de mon enseignant, Oukali Hamid, aujourd’hui décédé, qui allait devenir mon maître et baliser mon chemin vers la psychiatrie. Mon premier contact avec lui est très anecdotique et remonte à un cours magistral qu’il donnait autour d’une entité nosographique nommée par le DSM “Troubles sexuels”. Le professeur Oukali, qui était un psychiatre étrange et sémillant, avait la réputation de présenter ses cours de manière ludique avec des masses de blagues salaces. Cela va sans dire, tout ce qui se rapporte à la sexualité est tabou en Algérie, et ce cours a coïncidé, de surcroît, avec le mois sacré d’abstinence, c’est-à-dire se retenir de boire, de manger et de s’amuser de quelque manière que ce soit de la levée du jour jusqu’au coucher du soleil. Outrés par ses blagues et son style débridé, les étudiants avaient déserté la séance les uns après les autres. On n’était plus qu’une minorité à rester jusqu’à la fin du cours qui a duré plus de deux heures. J’avais invité Anis, un ami écrivain et poète algérien amoureux de la psychiatrie et un fervent adepte de la psychanalyse, dont il nous arrivait de deviser comme deux parfaits profanes. A la fin de la séance, Anis et moi sommes allés faire la connaissance du professeur Oukali qui a été ravi de l’intérêt que nous avons porté à son cours et de notre faculté de saisir, au-delà des blagues, sa volonté d’aborder des sujets tabous. Ce jour-là, j’ai entrevu le chemin que j’allais emprunter.
Oukali m’a ouvert les portes de la psychiatrie en m’invitant dans son service, à l’hôpital “Frantz Fanon”, où je me suis rendu régulièrement en stage ouvert jusqu’à son décès en 2018. Événement qui m’a bouleversée, comme j’étais très proche de lui, et a fait vaciller ma décision quant au choix de la psychiatrie comme spécialité dans un service où il n’était plus le chef, car en Algérie même si certains services se veulent sectoriels et modernes, l’emprise asilaire se fait toujours sentir dans les pratiques (contention, isolement, absence d’investissement psychothérapique, de socialisation des patients et de réhabilitation psycho-sociale).
Oukali était différent et avait une pratique singulière qu’il aimait appeler “La psychothérapie pro-algérienne“ débarrassée à la fois du carcan occidental et oriental. Une pratique basée sur un héritage fanonien de sociothérapie et d’un savoir ethnopsychiatrique visant à restaurer les référents culturels de l’individu algérien brouillés par la colonisation. Elle mélangeait la musique, le conte et les fêtes religieuses et nationales où l’on s’intéressait particulièrement aux traditions et coutumes des patients ainsi qu’aux spécialités culinaires. A l’occasion, Oukali prenait sa guitare et faisait des chansons pour les patients suivant le style musical de leurs régions d’origine. A la fin des petites fêtes bien animées, les patients, aussi délirants soient-ils, ne manquaient pas de couvrir Oukali de prières et de bénédictions car, tout en incarnant le rôle du chef, il avait une proximité étonnante avec eux. Il était paradoxalement le plus gradé, mais le plus accessible. Les relations soignants-soignés baignaient dans la confiance et le transfert était tellement important qu’Oukali me disait “Ici, ce n’est pas un service de schizophrénie mais de sympathophrénie”.
Malheureusement, la psychiatrie algérienne, à peine sortie de l’emprise coloniale, s’est vue imposer les griffes du régime, qui outre la dimension répressive et punitive mise au service du contrôle social, a une mainmise sur l’instruction de la psychiatrie. Les gardiens de la pensée contrôlent les consciences en quadrillant la production intellectuelle et en censurant les travaux de recherches sociologique et anthropologique. Ils entretiennent la médiocrité ambiante, filtrant les informations qu’ils jugent dangereuses pour l’ordre établi. Nos professeurs sont bâillonnés, peu d’entre eux ont pu publier ou mettre en exergue les véritables maux de la société. Les livres et essais des psychiatres impliqués tel que Boucebci ont été occultés. En revanche, par exemple, le livre sur l’expertise qui a blanchi l’assassin du président Boudhiaf en déclarant que le crime était un acte isolé commis par un idéaliste passionné jugé irresponsable de son acte, et que Oukali qualifiait de "l’expertise de la 25ème heure", a été mis en avant...
Oukali, était un psychiatre affranchi, éclectique et autodidacte qui a mis son savoir et son expertise au service des patients et des apprentis. Il a été l’élève du professeur Ridouh, le père de la psychiatrie légale algérienne, et l’un de ses successeurs dans le service, mais Oukali avait sa propre vision et son combat visait à libérer la psychiatrie de ce contrôle.
Au vu de ce contexte, c’est donc en France que j’ai voulu donner suite à mon projet d’apprentissage et de pratique d’une psychiatrie transférentielle souciante du malade, de son histoire et son vécu, et surtout de son intégration dans une société qui sans cesse le relègue.

ÉLIAS : Peux-tu en dire plus de l’héritage de Fanon, l’as-tu découvert sur place ou une fois arrivée en France ? Et une “psychothérapie pro-algérienne“ peut-elle être débarrassée, comme tu dis, à la fois du carcan occidental et arabe ? La psychothérapie n’est-elle pas une importation avant tout ? D’autant plus que tu évoques la France, ancienne colonisatrice, comme maintenant un lieu d’émancipation contre la répression du régime actuel ? Et cela voudrait dire que la France d’aujourd’hui est devenue toute autre que la France de la colonisation, ce qui est indiscutable, et pourtant, certains courants parlent en France aussi à juste titre d’un "racisme structurel" qui entretient par exemple la relégation d’une partie de la population dans les « quartiers ». Qu’en penses-tu depuis que tu es en France et arrives-tu aussi à sentir ces conflits que vivent les français d’origine africaine et arabe dans ce que tu vois et éprouves ici ?

NOUR : Fanon est l’un des premiers psychiatres qui ont fait le procès d’une certaine psychiatrie coloniale raciste. Peu de services ont hérité là-bas de sa méthode vu que son projet avait été liquidé par le régime. Fanon voulait une psychiatrie adaptée à la société et destinée à la penser dans sa complexité sociale, culturelle et ethnique pour en déterminer les maux et les soigner. C’est pourquoi son œuvre a été abandonnée, et c’est avec Oukali que j’ai découvert le côté pratique de l’œuvre fanonienne qui était le socle de son exercice avant d’approfondir plus tard et en France les aspects théoriques avec le docteur Pedro Serra, mon nouveau chef de service à Bondy.
Certes, la psychiatrie algérienne post-coloniale a été constituée sur les décombres de l’école française d’Alger, mais Fanon la voulait un champ d’émancipation, ni aveuglément occidentalisée, ni aveuglément orientale. Mais cela n’a pas abouti car hélas, Fanon a été d’abord exilé par le gouvernement colonial français en 1957 après avoir sympathisé avec la cause algérienne, devenu proche des dirigeants du Front de Libération Nationale.
Si Oukali était un adepte de Fanon, c’était d’abord par conviction théorique, puis, parce qu’il a été profondément imprégné de son projet, amorcé dans le même hôpital, trente ans auparavant. Fanon était arrivé à l’hôpital psychiatrique de Joinville-Blida comme médecin chef en 1953, après plusieurs mois de stage passés à l’hôpital de Saint-Alban où il avait découvert une mouvance désaliéniste en côtoyant les pionniers de la psychothérapie institutionnelle tel que François Tosquelles aux côtés duquel il a repris la question de l’aliénation, un grand corollaire de la colonisation, car la psychiatrie désaliéniste est par définition décoloniale. La psychiatrie a une double commande, sanitaire qui traite du trouble mental, et politique, qui traite du trouble social causé par le trouble mental. Le rôle de la psychiatrie sous cet angle devient capital, car elle touche à la subjectivité plus que toute autre spécialité, et il lui revient de questionner les schémas hiérarchiques oppressants, familiaux, politiques et sociaux.
L’œuvre de Fanon repose sur ce parallélisme entre les deux formes d’aliénation sociale et mentale. Réintégrer les référents algériens avec tout ce qu’ils comportent comme mélange culturel pour une réconciliation avec l’identité, cela a été une première étape vers l’émancipation. Un colon construit son œuvre sur le racisme, le mépris de la culture de l’autre et la prétention de transformer l’autochtone qu’il qualifie d’arriéré, le civiliser. De sorte qu’à un certain moment, l’identité algérienne a été brouillée à la suite de toutes les tentatives d’intégration des minorités sur toute la période de la colonisation, du décret Crémieux 1870 visant à considérer comme citoyens français à part entière tous les juifs algériens à la naturalisation des algériens musulmans titulaires de certains diplômes, mandat ou distinctions honorifiques au cours des réformes de 1947. Cela a généré un sentiment de rejet chez le reste du peuple qui représentait pourtant la majorité et n’a fait qu’accentuer la division et la fissuration du tissu social.
Aujourd’hui, on peut observer un phénomène semblable subi par certains immigrés vivant en France, notamment dans des quartiers défavorisés, qui ne se sentent pas partie prenante de la société, et n’arrivent pas à s’investir et à s’intégrer dans la culture locale. Cela dit, la majorité des patients d’origines maghrébines qu’on reçoit à Bondy, commune avec une forte présence de communautés maghrébines et autres, souffrent souvent d’isolement culturel et linguistique, et se rabattent soit sur la religion soit sur une forme de patriotisme caricatural qui les éloigné davantage d’une possibilité d’insertion dans la société. Cela pourrait paraître drôle, mais j’ai un ami immigré, pourtant né ici, qui m’a dit une fois “Je ne me sens ni algérien, ni français, ici j’ai du mal à me considérer comme l’un des leurs et quand je vais au pays je me sens en décalage “ !
La psychothérapie pro algérienne avait pour but de préserver la manière dont vivent les malades “indigènes”. C’est ce qu’avait amorcé Fanon à son arrivée à la tête de l’hôpital psychiatrique de Blida en refusant de pérenniser les pratiques et les théories d’Antoine Porot qui tendait à décrire la dégénérescence et le primitivisme comme le lot de l’indigène. En voyant les algériens en manque de terreau social, dépossédés de leur culture dans sa multitude, Fanon a donc choisi de les débarrasser tout d’abord de l’aliénation sociale pour pouvoir vaincre l’aliénation psychique. Il a introduit le chant arabe et les Hadra soufi avec son assistant et élève Azoulay, il s’est laissé baigner dans l’atmosphère traditionnelle arabo-berbère et musulmane des patients. Pour lui, le soin devrait aussi passer par la restitution des référents identitaires. Oukali reproduisait cela à sa façon, en accordant, par exemple, une énorme importance à la culture des patients, à leurs traditions. Lors de ses entretiens avec les patients, il y avait toute une partie consacrée à l’histoire de la région, ses traditions et les habitudes de vie communautaire.

ÉLIAS : On comprend mieux ta position lorsque tu décris les pratiques à l’hôpital où il s’agit de s’impliquer dans l’univers culturel des patients pour puiser dans leurs codes afin de recréer du lien et du soin. Peut-être peux-tu aussi mettre en résonance comment l’hôpital Frantz Fanon en Algérie pratique la psychothérapie avec des patients qui viennent d’univers culturels différents, mais peut-être mieux « partagés » entre eux, quand un service psychiatrique en France reçoit des patients parlant des langues différentes, avec des codes culturels profondément hétérogènes, et qu’il n’y a pas toujours cette connaissance et cette proximité avec leurs cultures ? Et pourtant j’ai vu aussi à Bondy que selon les soignants, ceux qui connaissent mieux l’univers du patient sont sollicités pour créer un lien de confiance. Mais c’est un mouvement de bon sens où les équipes gèrent au mieux dans l’environnement de la psychiatrie de secteur, et ce n’est pas pensé comme une clinique d’immersion dans les codes des patients. D’autant qu’en France et à Bondy, les coordonnées sont toute autre, des codes multiples, entre les pays d’origine, parfois d’anciennes colonies françaises, et la France, le tout dans une atmosphère où ces codes se mélangent, se déconstruisent, se greffent, parfois se décomposent les uns au contact des autres, avec des conséquences psychiques importantes, sans oublier la nécessité de survivre, parfois isolé ou dans un repli familial, voire communautaire. Bref, le paysage doit être très différent entre ce que tu as connu en Algérie et Bondy, ce n’est pas forcément le même multiculturalisme, ni le même niveau de dissémination, voire d’éclatement, comment le ressens-tu et comment vis-tu ta pratique ici en comparaison ?

NOUR : Le service dans lequel j’ai atterri en France répond à mon désir clinique articulé autour de la continuité de cette pratique qui s’intéresse au patient dans son environnement. Je vois qu’ici on appelle cela psychothérapie institutionnelle. Le paysage psychiatrique en banlieue française m’est presque familier, car à Bondy il y a de quoi se référer aux réflexions fanoniennes en raison du grand nombre d’immigrés. En Algérie ce n’est pas tout à fait pareil ou, du moins, ce n’est pas généralisé à tous les services de psychiatrie. Il y a très peu d’efforts d’institutionnalisation de la pratique et dans les quelques services qui se battent, comme c’était le cas pour celui d’Oukali, la psychiatrie devient souvent un effort individuel superflu en marge de l’effectivité et de l’efficience.
Sinon, effectivement, le multiculturalisme en France rend difficile la prise en charge qui doit tenir compte de l’histoire du patient, ses codes culturels et croyances. La langue est souvent une barrière monstre entre les soignants et les patients migrants qui ne maîtrisent pas la langue française, notamment à Bondy en Seine-Saint-Denis où il y a une présence massive de migrants. Mais si cette région de la France compte le plus grand nombre des patients étrangers, elle renferme aussi, naturellement, le plus grand nombre de soignants étrangers qui sont appelés à se rapprocher des patients partageant les mêmes origines et pénétrer dans leur univers culturel méconnu des autres soignants. Moi-même, j’ai été maintes fois sollicitée à prendre en charge des patients algériens en difficultés linguistiques, et même des patients maghrébins et arabes. Il faut dire que cela rassure énormément le patient qui se sent moins dépaysé, étant donné que la plupart des troubles psychiques des migrants à l’âge adulte surviennent dans un contexte de voyage pathologique où se mêlent isolement et précarité. Quelques fois, on est amené à appeler un interprète pour mener les entretiens, surtout lorsqu’il s’agit de patients persans ou d’Asie centrale. A côté de cela, il existe des médecins qui s’intéressent à l’ethnopsychiatrie qui est une branche de la psychiatrie étudiant les particularités culturelles, ethniques, et généalogiques des patients, et c’est d’ailleurs ce qu’avait introduit Fanon à l’hôpital Juiville de Blida, où le multiculturalisme, à petite échelle, constituait plutôt une richesse et un substratum de recherche clinique phénoménologique, notamment sur le traumatisme de la colonisation et l’acculturation.
Somme toute, ici, on fait une psychiatrie cosmopolite, certes contraignante, mais ce multiculturalisme puissant à grande échelle, propre au département de la Seine-Saint-Denis, rend très riche notre pratique qui nous permet de voyager sur place, avec chaque patient à bord d’une histoire, d’une expérience...
Quant au "racisme structurel", la relégation d’une partie des immigrés a pérennisé le rapport dominant-dominé. J’ai été amenée à constater qu’il existe encore dans l’imaginaire de certains des complexes d’infériorité qui traversent les siècles et les cultures. J’exerce dans le département de la Seine-Saint-Denis, et je peux te dire qu’à mon arrivée, j’ai été surprise par la présence massive d’immigrés dans cette région par rapport aux autres départements plus huppés, à tel point que je n’étais pas du tout dépaysée ! Par moment, je ne voyais pas un "blond” de la journée, j’avais l’impression d’être en Afrique. Lequel est né en premier, le racisme ou le communautarisme ? Je ne connais pas les racines du communautarisme qui est, en tout cas, très évident, du moins celui que j’ai pu constater dans cette région, mais quand on parque des populations dans des zones paupérisées, on n’encourage pas l’intégration (qui est interprétée par la plupart des migrants comme effacement de soi et renoncement à sa culture), le communautarisme ne devient donc qu’un symptôme de la maladie dont souffre la société française. Les "racisés" ont un éternel sentiments de rejet et de discrimination. Certains m’ont dit que lorsqu’on ne porte pas un nom français, on doit faire le double de l’effort, voire le triple pour y arriver. Certains de nos patients nous ressortent souvent ça lors d’un épisode délirant. Et, on le sait bien, on délire souvent son histoire. Parfois, ça confine à la persécution, mais quand on voit que le racisme est, aujourd’hui encore, un jeu d’héritage colonial que la France continue à jouer, personnellement, je peux comprendre pourquoi une grande partie des "racisés" fait du surplace tout comme les officiels qui bottent en touche chaque fois qu’il s’agit d’aborder ce sujet épineux.
Dans le milieu de mon activité professionnelle, grâce aux outils de la psychothérapie institutionnelle, dont le transfert institutionnel, je sens une évolution des rapports humains d’autant plus que le chef de pôle est assez modeste et privilégie les rapports égalitaires. Car outre les difficultés d’intégration, certains collègues issus de l’immigration tentent de s’affirmer en usant de force, en s’identifient à l’ancien colonisateur qui donnait des ordres, via des rapports autoritaires et hiérarchisés, comme certains aînés algériens qui, à mon arrivée dans le service, ont voulu établir avec moi un type de communication verticale reproduisant ainsi les schéma de la hiérarchie absolue, comme on en voit encore dans les institutions militaires. Un jour, un sénior m’a dit “ Tu n’es qu’interne, tu dois te plier à la hiérarchie”, je n’ai pas hésité à lui répondre “Ici, c’est une institution de soin et pas une caserne“. Je pense aussi que le fait d’être une jeune femme qui s’oppose à l’autorité sans grand respect pour la hiérarchie a donné lieu à certaines tensions animées par des divergences idéologiques, qui ont été rapidement résorbées par l’habileté du médecin chef qui n’est pas sans connaître l’impact des considérations personnelles et culturelles sur les rapports professionnels. D’autres encore, se comportent comme des simples prestataires, plus ou moins adaptés, qui vendent des services à l’institution contre un salaire sans réellement s’investir dans la pratique institutionnelle. J’en ai devisé avec quelques-uns qui m’ont dit qu’ils souhaiteraient seulement remplir leur fonction de façon pragmatique sans se passionner pour les grandes questions qui touchent l’institution. En ce moment, par exemple, notre service est soumis à une supervision, une sorte d’analyse institutionnelle pour essayer de comprendre et de soigner les symptômes responsables du clivage du personnel à la suite de quelques situations difficiles créées par des prises en charge compliquées. J’ai remarqué que tout le monde n’est pas impliqué au même degré. On dirait que certains ne sont pas très engagés ou qu’ils ne se sentent pas concernés... Est-ce un problème d’inspiration ou de motivation pour le métier ? De même, pour les séminaires qui ont lieu une fois par mois dans le service, c’est toujours les mêmes personnes qui s’y intéressent et quand ces personnes-là sont aux abonnés absents…
Somme toute, il existe aussi ceux qui font peu de compromis avec leurs traumatismes, qui essaient de relativiser et de s’affranchir des séquelles coloniales, et que j’ai laissé en dernier pour répondre à ta question sur le devenir de la France par rapport à la France coloniale d’antan. Pour moi, il n’a jamais été question de valeurs évoluant d’une France coloniale à une France solidaire porteuse de valeurs universelles. Les deux ont toujours coexisté, de sorte que la deuxième, représentée par les intellectuels émancipés, a souvent modéré la première.
Personnellement, j’apprécie la France littéraire et culturelle, la France qui s’est révoltée contre l’autoritarisme et le paternalisme, contre les superstitions et les fourberies ecclésiastiques, la France de Molière, Voltaire, Diderot, Montesquieu, Zola, Verlaine, Barthes, Malraux, Simone de Beauvoir, Simone Veil et plein d’autres auteurs que j’ai eu le plaisir de découvrir. Et c’est justement cette France que j’aimerais explorer...