« Le devenir est géographique » [1]
Plasticien marcheur, enfant d’immigrés de la première génération, j’ai entrepris de marcher de Paris jusqu’en Tunisie en traversant l’Italie, et cette marche commencera le 2 mai 2019.
Incarner un trait d’union, une marche connectée
Cette marche n’est nullement pensée comme un hypothétique « retour aux sources », mais plutôt comme l’incarnation d’un trait d’union reliant mon lieu de vie à Paris à la Tunisie, mon atelier parisien où je travaille et dors, à la ville de Sousse dans le Sahel tunisien où je suis né. En tant que franco-tunisien, je porte aussi ce trait d’union. Cette performance est l’expression métaphorique de ce « trait » qui me lie et qui relie...
Comment se « faufiler » dans un trait d’union ? Comment habiter un chemin sans l’occuper ? Enfin, comment faire la géographie de son propre chemin ?
Entre la distance qui sépare et le trait qui unit, il y a l’accomplissement d’une marche et la transmutation d’un lien. Avec cette performance, il s’agit donc d’articuler une liaison symbolique, une ligne effective et un lien affectif. Dans ce continuum spatio-temporel, le trait d’union sera arpenté et son horizon « dessiné ».
J’avancerai donc dans ces territoires, en éprouvant la simplicité de la marche dans son dépouillement et sa répétition obstinée. J’« habiterai » ce chemin en marchant pour en extraire une cartographie psychique. Je fais mienne la formule de Francesco Careri : « la déambulation permet de parvenir à un état d’hypnose en marchant, une perte de contrôle qui dépayse. C’est un medium à travers lequel on peut entrer en contact avec la partie inconsciente du territoire. » [2] C’est à travers cet arpentage territorial et « le libre jeu des forces de l’âme [3] » qu’une ligne « palpable » définie par mon corps et ses rythmicités émergera… J’appartiens à cette ligne. Une ligne de trois mille kilomètres qui reliera, via l’Italie, mon atelier de Paris au Sahel tunisien. Dans « Hor-I-zons », il y a « I » comme Italie, l’autre trait d’union entre la France et la Tunisie.
Équipé de sac à dos, d’un smartphone et de chaussures connectées, cette marche embarque un ensemble d’applications de géolocalisation, de captures, de collectes et de transmissions de données fonctionnant en symbiose pour produire des informations variées : traces de la marche, cartographies, mesures de pas, image, sons...
Cette marche est un écosystème mouvant à travers lequel l’œuvre se déploie en cheminant. Je « déplierai » ma ligne d’« Hor-I-zons » sur cent-sept étapes, parcourant vingt-cinq à trente kilomètres par jour, et durant quatre mois.
L’horizon qui se déplie en moi
« De notre naissance à notre mort, quelle quantité d’espace notre regard peut-il espérer balayer ? » [4]
En marchant, les pieds, les yeux, les pensées se mettent à se « tresser » avec le chemin et les paysages parcourus. On entre en cadence avec le monde qui défile, « le défilé du monde ». Un lien intime entre locomotion et perception émerge. En même temps que j’avance vers l’horizon, l’horizon se déplie en moi. Le rythme est éprouvé.
Par ailleurs, à travers les applications connectées, le corps en mouvement génère des données multiples : traces GPS, nombre de pas, allure, rythme cardiaque, données cartographiques et statistiques… Cet « électrocardiogramme » de la marche est du rythme mesuré.
L’agencement du rythme éprouvé et du rythme mesuré forme ce qu’on pourrait appeler le ductus de la marche : d’une part, le mouvement du marcheur est constitué d’une trace visible et tangible - l’appui et l’empreinte laissée par le pied -, et d’une trace invisible - la foulée, c’est-à-dire la distance couverte entre chaque appui du pieds - (l’écriture). D’autre part, il y a la perception du marcheur, sa cadence et le défilé du monde (la lecture). Il est simultanément lecture de l’espace et écriture du temps. En mettant un pied devant l’autre, je lis la « ligne d’horizon » et j’écris mon « trait d’union ».
La trace et le dispositif
Au cours de la marche, l’horizon se réactualise sans cesse et les étapes rythment cette incessante réactualisation. Elles serviront d’articulation pour déplier ma ligne d’horizon. Aussi, à chaque étape et à l’aide d’une boussole pointant vers la ville de Sousse, je prendrai une image indiciaire de l’horizon ciblé. La notion de « cible » fait référence aux applications boussoles islamiques pointant la Qibla (la Kaabah) à partir de n’importe quel point dans le monde. Dans cette performance, ce sont les coordonnées GPS de la ville de Sousse qui ont été intégrées dans l’application Spyglass, boussole en réalité augmentée qui pointe en permanence vers la ville. Ainsi, l’image devient l’incarnation et la réactualisation quotidienne d’un regard porté à vol d’oiseau sur ma destination.
J’enverrai aussitôt l’image collectée à l’Institut français de Tunisie [5] sous forme de carte postale grâce à une application (Popcarte) qui prendra en charge quotidiennement l’impression et la distribution de ces cartes. En envoyant les cartes postales à l’Institut français de Tunisie, les images seront donc accueillies, à la fois, en France et en Tunisie. Par cet envoi, l’image indiciaire change de statut : de l’« immatérialité » numérique, elle devient palpable, une palpabilité photographique, et par la même, rentre dans le domaine du Mail Art. Par cette opération, il y a transmission d’informations et transmutation de matières, autre forme de télétransportation. « Si la télétransportation relève de la fiction, c’est bien parce que nous ne savons pas transmettre de la matière. Nous savons la déplacer, la transporter, mais elle est toujours située, placée, et elle résiste au mouvement. » [6].
Les images d’horizons envoyées quotidiennement seront exposées au fur à mesure, et disposées sous forme d’une suite d’images formant un « carottage » d’horizons en progression… C’est une « timeline » de coupures spatio-temporelles dans la continuité du réel. Cette séquence d’images - qui représente le mouvement de la marche - finira par former ma ligne d’« Hor-I-zons ». [7]
Parallèlement, et via l’application Runtastic, ma trace GPS sera diffusée en direct et en continu sur le Web, et projetée à l’Institut français de Tunisie. Cette trace fera contrepoint aux cartes postales envoyées quotidiennement au même endroit : un voisinage de temporalités et de matérialités hétérogènes.
Des indices numériques seront aussi parsemés sur le Web : des éléments visibles et lisibles postés sur les réseaux sociaux rendant compte de la marche. À l’aide de mots-clés - tag (#) - et à l’image du Petit Poucet, ces traces peuvent être pistées. Le tout constituera un chapelet d’indices pour une future carte enrichie. C’est une œuvre intermédiale dans laquelle traces photographiques, indices numériques et données statistiques dialoguent pour former la trace ultime de la marche. Par ailleurs, aucune trace matérielle ne sera laissée sur le parcours.
Cette marche est aussi pensée comme un agencement spatio-temporel. Il y a le tempo du marcheur cheminant vers sa destination par le mode de déplacement le plus long ; le temps de sa trace GPS générée et projetée en direct à la vitesse de la lumière ; enfin, il y a les temporalités des cartes postales envoyées quotidiennement et transférées à des vitesses et par des moyens multiples et variés. Le tout forme un tressage de traces hétérogènes en mouvement.
Cet agencement fera émerger à son tour une superposition de points de vue : d’une part, je collecte et envoie mes traces d’horizons au fil de la marche ; d’autre part, je génère ma trace GPS en surplomb. Enfin, le tout sera donné à voir en même temps. Se crée alors une dialectique entre une trace éphémère via la transmission GPS, et une trace pérenne, l’envoi quotidien des cartes postales. Ces variétés de traces que je produis en marchant, finiront par tresser une seule et même ligne.
Dans cette performance, les traces précèdent le marcheur. En effet, pendant que je chemine, la diffusion de ma trace GPS ainsi que la distribution des cartes postales seront déjà données à voir à l’Institut français de Tunisie. Ce sont des traces qui « attestent » [8] et matérialisent ma performance marchée. Elles sont déléguées au smartphone au travers d’applications telles que Google Maps, Runtastic, Popcarte… J’ai conscience des problèmes liés à l’appropriation des données par les plateformes technologiques (Google, Facebook, Twitter…), et il s’agit ici de tenter une appropriation subversive de ces outils : jouer avec l’excès de transparence et la saturation d’informations pour tracer sa propre ligne... Devenir imperceptible à travers une saturation de traçabilités. Aussi, je me saisis de la trace GPS comme « attestation » vivante et simultanée de ma performance. Je deviens support et relais d’inscriptions numériques, un corps traceur tracé. Aucune modification palpable ne sera effectuée sur le trajet (pas d’ajout ou de soustraction de matière), excepté les traces de pas du marcheur. D’un autre côté, la carte postale envoyée fera office d’« attestation » indiciaire en différé, le cachet de la poste faisant foi.
Enfin, comme ce qui est lisible n’est pas toujours visible et audible, l’« empreinte » de la marche ; c’est-à-dire la trace GPS du parcours effectué, sera « convertie » : le document sera traité par un logiciel de synthèse vocale pour lecture. La trace GPS sera lue à l’envers par ma propre voix préalablement synthétisée. En égrenant toutes les coordonnées géographiques qui composent la distance parcourue, le logiciel de synthèse vocale réactualise la trace du chemin, à sa manière et à son rythme. La trace ultime de cette performance marchée prendra la forme d’une projection des lignes de coordonnées géographiques lues en continu par une voix de synthèse [9]. Mes pieds feront l’aller en marchant, et ma voix fera le retour en lisant.
La ligne GPS restituera visuellement la trace du corps mouvant sans se confondre avec elle. En revanche, la palpabilité est du côté du marcheur et des territoires traversés. Les seuls indices sont les traces de pas que le marcheur laisse sur le chemin. La distance que le marcheur doit parcourir est, et reste, incompressible. Il y a quelque chose d’irréductible dans l’expérience du marcheur : un certain « frottement » au territoire, à l’arpentage, et au « défilé du monde », au rythme de son corps. C’est à travers ce mouvement attentif et répété que le marcheur habite le monde. À l’ère du numérique et de la mobilité exaspérée, le besoin d’ancrage se fait par et à travers le corps, ici un corps nomade. Parce que « la marche est le commencement de la pensée. » [10]