Cet article nous a été envoyé par Roger Ferreri en réaction à l’ouvrage « Ce que les psychanalystes apportent à la société » qui se veut une initiative unique dans l’histoire de la psychanalyse française, rassemblant la plupart des associations et les sociétés de psychanalyse en France. L’article, écrit à trois voix, propose d’ouvrir le débat.
La psychanalyse au risque des psychanalystes et de l’Etat

L’attaque de la psychanalyse n’est pas nouvelle. Ces derniers temps elle a pris un tour tout à fait particulier puisque dans bon nombre de cas elle est menée au nom de l’État. Recommandations produites par la Haute Autorité de Santé qui finissent par ruisseler sous des formes impératives. Dans ce contexte il serait dommageable, pour ne pas dire dangereux, de croire que ce ne serait que la psychanalyse en elle-même qui serait attaquée et non pas ce qu’elle représente d’une pratique de la liberté.
La question est éminemment politique :
— Jusqu’où une démocratie représentative, peut-elle sous des prétextes divers, établir une police de contrôle concernant les différentes formes de pratiques du soin psychique ?
— Jusqu’où une démocratie représentative peut-elle s’inspirer d’un contrôle sur les pratiques psychiatriques tel que celui produit par les États totalitaires en particulier l’U.R.S.S. ?
— Le mur de Berlin serait-il tombé du mauvais côté des deux côtés ?
— Jusqu’où une démocratie représentative peut-elle remplacer l’invention civilisationnelle du soin psychique par une proposition éducative, plutôt bas de gamme, si l’on s’intéresse un peu à l’histoire des sciences de l’éducation ?
Face à cette glissade vers un contrôle d’État des populations en état de supposée faiblesse, un mode de défense de la psychanalyse nous apparaît très problématique pour ne pas dire dangereux en cela qu’il réclame haut et fort la reconnaissance de son efficacité : « Ce que les psychanalystes apportent à la société ». Livre très en deçà pour ne pas dire à côté des engagements dans les pratiques et les combats politiques de la plupart des signataires !
Comme si l’union devait nécessairement se payer du prix du renoncement au point que la psychanalyse devait s’effacer sous le regroupement d’une union des psychanalystes pour « un evidence-based psychanalyse ».
Nous proposons un texte, écrit à trois voix, à diffuser largement pour ouvrir le débat.
Roger Ferreri
La psychanalyse va mal : elle n’est pas la seule. L’atmosphère de crise latente qui s’étend en France et dans le monde, l’inquiétude et les doutes populaires qui se propagent partout face aux effets économiques, sociaux et environnementaux de la mondialisation témoignent assez de la profondeur du malaise qui atteint la civilisation humaine.
La psychanalyse ne saurait être réduite à la gestion de difficultés et à l’organisation des thérapies, qu’il lui suffirait d’aménager pour le « Bien de tous » fut-ce dans l’unité la plus œcuménique des corporations professionnelles. L’existence d’un malaise dans la civilisation, obscurci par l’ambiguïté des intérêts en jeu parmi les élites en place, ainsi que le chaos émergeant de leurs stratégies de gouvernance[1], nous rendent difficile de laisser croire que leurs incidences sur l’individu relèveraient du seul traitement de ce dernier.
Depuis sa création au milieu de tourments qui annonçaient déjà les nôtres, jamais la psychanalyse n’a été aussi directement confrontée aux effets les plus intimes de la montée de cette crise générale. Elle n’est pas non plus la seule, loin de là, mais il devrait être clair pour les successeurs de Freud que cela ne la soustrait pas à la politique. Qu’elle ait son mot à dire en l’affaire, l’oblige à reconnaître ses propres bords : comme ailleurs, le collectif se reproduit de proche en proche par un enchevêtrement de discours quotidiens. Chacun y affirme, dénonce, conspue ou séduit dans la visée légitime d’obtenir sur son prochain un avantage, d’ailleurs rapidement contesté dans les débats. Le passage de la psychanalyse dans la culture peut permettre à ceux qui en reçoivent l’adresse de vérifier l’efficience de ces tendances ordinaires et d’y ajouter au moins un grain de sel. Ce n’est pas le cas pour l’argument d’autorité d’une hygiène sociale, qui pourrait aller à chacun comme un gant, telle une démocratie se nourrissant du dogme selon lequel ce qui est valable pour Tous le serait au fond pour chacun.
Car de quoi témoigne principalement l’expérience analytique dans la relation de parole qui fait sa spécificité ? De la manière dont les personnes sont saisies, avec leurs mondes familiers et leurs liens réciproques les plus forts, par d’immenses articulations de systèmes de « gestion des populations », qui, au nom de la même rationalité comptable répandue par les administrations asservies à la logique financière, prétendent guider les masses populaires vers un « avenir transhumain des plus radieux… »
Mais, étrangement, il ne semble pas venir à l’esprit d’une grande partie de la corporation — elle-même sans doute marquée par la peur de perdre un rôle social imaginaire — que ce qui ne va pas dans la société humaine en cours d’universalisation, ce n’est pas tant le symptôme comme souffrance. C’est plutôt le risque que, sous couvert de son essentialisation plus ou moins politiquement « consciente », il permette d’éluder la juste protestation portée par chaque analysant. « Soigner plus efficacement en tous lieux et à tout âge », couvrirait ainsi d’un voile pudique l’idéologie conquérante du contrôle intégral qui a commencé à se mettre en place comme solution.
En réalité, comment ne pas reconnaître, que cette visée est plutôt le problème central lui-même, le « totalisme » à la mesure du fantasme d’une « société-monde » déjà en cours de réalisation par la maîtrise de plus en plus perfectionnée de la question de la valeur, de sa création, de sa promotion et de sa répartition.
On ne voit pas comment le fait d’ignorer ce phénomène massif pourrait aider la psychanalyse à soutenir sa place dans la culture. Bien au contraire, laisser croire qu’en rassemblant la corporation des analystes dans une proposition de participation à une meilleure gestion, plus « scientifique », plus « sérieuse » de nos vies, aiderait la psychanalyse à subsister, relève d’une étonnante erreur d’appréciation.
L’expérience analytique, comme dispositif libérant la parole des discours, se situe ailleurs. Elle est bien placée pour reconnaître à quel point s’émanciper de représentations collectives imposées est la condition d’une parole irréductible aux coordonnées d’un état sanitaire. Or — faut-il le rappeler après l’effort historique obstiné d’un Jacques Lacan pour lutter contre la dérive ordinaire de toute orientation préétablie de la parole ? — cette perspective, une fois prise en idéal « rassembleur », est presque irrésistiblement référencée à un ordre salvateur incluant trop aisément celui d’une « loi symbolique ». Encouragée par l’application progressive de critères académiques, « l’expertise à la personne » devient alors un problème en soi, pour les disciplines ainsi reconnues par l’Etat. Elle surdétermine une continuité entre adaptation sociale et psychologie normale. Une antinomie surgit et insiste entre la pratique analytique et le souci d’être reconnus porteurs d’une capacité experte (notamment près des tribunaux), comme si la psychanalyse décorée par l’institution et l’université jetait aux orties la psychanalyse profane.
Reçu par le dispositif du divan, l’acte de parole exige en effet, tant que l’humain ne sera pas changé en effecteur d’algorithmes, un pacte d’indétermination mutuelle interdisant la légitimité d’une emprise par le savoir officialisé sur autrui et sur soi-même. La science (dans son dépassement technologique inévitable) n’en est pas pour autant refoulée ou persécutée : elle est seulement rappelée à la limitation de ses désirs de pouvoir (comme religion de certitude naturaliste certifiée) par l’obligation mutuelle de ne pas répondre à la place de chacun. Car dans ce cas, ce qui l’emporterait (en réduisant cette place à une résistance héroïque), ce serait bien le « lien de masse » déjà constaté et décrit par Freud ou Canetti. Fut-il appuyé par la mise en place générale d‘une discipline de travail et de consommation, dont l’écho de médications narratives sature notre réception des fictions médiatisées.
Il est vrai, de ce point de vue, que la crise contemporaine, la formation d’un cyclone économique, culturel et environnemental d’ampleur inconnue, nous appelle à regretter ou à espérer la conjonction de la paix sociale et d’un idéal convivial. Mais ce n’est pas aux psychanalystes de décider des imaginaires politiques qui pourraient la favoriser dans un avenir assez proche. Ils peuvent seulement — et ce n’est déjà pas rien— rappeler, en n’oubliant pas leurs héros morts (ni en les trahissant sans vergogne), que sans cette liberté — effectivement angoissante — qu’ouvre pour les Humains la continuation de la parole au-delà de tout discours structurant « pour le Bien », il ne peut exister, à brève ou longue échéance, qu’une société de concentration (« redducion »).
A quoi servirait aux psychanalystes de monter dans le bateau du contrôle sociétal, si c’est pour y perdre ce qui leur sert d’âme : le témoignage actuel sur la fonction humaine du pacte de parole vive ? Or le maintien des conditions propices à l’exercice quotidien de cette liberté implique un engagement dans le débat politique général sur la nature même de l’Etat, sur celle de la société-monde et sur celle des communautés et des territoires vivables. C’est un enjeu passionnant et on ne voit pas pourquoi les psychanalystes se contenteraient de se regrouper sous la houlette-parapluie de médiateurs para-syndicaux, ne pouvant proposer, avec la meilleure bonne volonté du monde, qu’un alignement parmi les auxiliaires d’un management « bienveillant ».
Franck Chaumon
Denis Duclos
Roger Ferreri
Seigny le 15/12/2019
[1] Pour exemple l’existence d’une autorité dite de santé qui s’autoproclame assez haute pour prononcer des recommandations d’un scientisme d’exclusion parfois allant jusqu’à les imposer.

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