Publié le 2 juillet 2019

La schizoanalyse : une cartographie à n dimensions / discussion avec Anne Querrien / 5 février 2019

par Anne Querrien

Soirée Chimères du 5 février 2019 avec Anne Querrien.

La schizoanalyse : une cartographie à n dimensions  
 
La grande force de Félix Guattari, pour tous ceux qui l’ont connu, c’est d’avoir souvent été capable de proposer un déplacement, une différence, qui permettait de remanier la situation en l’ouvrant à un devenir. En même temps nous avions tendance à projeter sur ces situations nos désirs de maîtrise, et à faire inconsciemment nôtre l’adage de base des ordres militaires : obéir pour commander, au lieu de tresser calmement le nattage de petites lignes de fuite auquel la schizo-analyse appelait ; un nattage sans distribution de degrés de prestance, sans rémunération hiérarchique.
 
La schizo-analyse apparaît en conclusion de L’Anti-Œdipe en 1972 comme une perspective de masse pour les désaffiliés, les déterritorialisés, et autres marginaux du système, que leur mal-être devrait conduire à des démarches de soutien psychothérapeutique. Félix a été à l’époque assailli de demandes de consultations. Beaucoup plus qu’il n’en pouvait traiter dans son temps de travail. Il a proposé alors à quelques amis de mettre en place des formes d’accueil de cette demande, de créer des groupes de schizoanalyse. La plupart des copains ont décliné l’invitation ; j’ai fait partie des trois volontaires. 
 
Notre expérience de la schizoanalyse était alors tout à fait rudimentaire. Il fallait établir des connexions entre les lignes de vie apportées par les uns et les autres, en utilisant les signifiants d’un commun développable, et laisser dans l’ombre les items qui ne nous « branchaient » pas, même s’ils étaient encore plus communs, comme couple, divorce... C’était quasiment prendre le contre-pied de l’analyse ordinaire, et c’est ce à quoi nous incitaient les demandeurs, pour qui il s’agissait, en passant à la schizoanalyse, de faire un pied de nez à leur ancien analyste. Le hasard des premières demandes dégagea un groupe « Arménie » et un groupe couture, qui avaient d’ailleurs une personne sécante. Et ces deux groupes furent tous deux fort productifs.

Mais les trois larrons qui construisaient ces groupes furent pris de l’angoisse de quelqu’un qui se retrouve aux commandes d’un Airbus sans avoir fait d’école de pilote. Nous fîmes s’écraser au sol notre Airbus schizoanalytique en refusant d’accéder aux demandes plus traditionnelles concernant la vie conjugale. L’une d’entre nous en référa au docteur Oury qui l’enjoignit d’arrêter tout de suite une expérience aussi risquée.
 
Je retirai de cette expérience le sentiment que le ou les dispositifs concrets de la schizoanalyse n’étaient pas au point, mais que cela ne condamnait pas du tout le projet d’en produire, au contraire. Il a bien fallu quatre siècles après les dessins de Léonard de Vinci pour que des avions volent.
 
Félix m’a passé le manuscrit de Cartographies schizoanalytiques au moment où il le donnait à l’imprimeur, soit un mois avant sa parution. 
J’ai trouvé la chose formidable par la prétention de mobiliser un univers à quatre dimensions au moins, tout en le représentant dans un plan unique, un casse-tête mathématique et constructif passionnant à penser. Mais l’écriture m’en semblait trop rébarbative pour que cela donne à penser à tout un chacun, et je proposai de le « traduire » en français. Accueil enthousiaste de la proposition, que je retirai, dès que je vis le livre paru.
 
Que l’inconscient ait cette multiplicité multidimensionnelle, ces tensions contradictoires, cette polyvocité et ce polymorphisme, me semble essentiel. Il faut reprendre ce travail, le déplier, l’étendre, l’expérimenter, d’autant qu’il se présente comme une synthèse des possibles que font entrevoir les horizons des différents champs de recherche scientifique. La cartographie schizoanalytique permet de travailler la relation entre inconscient individuel, inconscient du groupe, et inconscient du monde. Elle court le risque d’être saisie avec une dimension totalisante et de maîtrise, comme si elle existait d’avance et qu’il suffisait de la retrouver. Elle est à travailler, à produire au fur et à mesure, comme une cartographie mineure, qui ne se révèle que par bribe, et qui ne peut en aucun cas servir de vade-mecum pour tous. La cartographie schizoanalytique s’élabore au jour le jour, dans l’appréciation des possibilités de la variation subjective in situ, et dans la décision du meilleur chemin à l’instant.
 
La schizoanalyse se veut boîte à outils pour tout un chacun. Elle offre à quiconque, à l’homme et la femme « sans qualités », la capacité de se faire schizonalyste de la situation dans laquelle il se trouve, pour être capable de voir et de commencer prudemment à expérimenter les voies de transformation possible.
 
En cela, elle ressemble à une cartographie où le discours porte à la fois sur la manière dont on fabrique la carte, sur les différentes coordonnées utilisées. Elle est donc très sophistiquée et technique dans l’élaboration de ses principes, dans la définition de ses dimensions, et en même temps cette carte s’offre à l’utilisation de chacun, en lui proposant une analyse de ses possibilités de déplacements au sein de son univers d’affects et de la matérialité de sa vie.