Publié le 6 mai 2021

Sonia Wieder-Atherthon : « Quoiqu’il arrive, les gens ne cesseront pas de se réunir, pour écouter, partager des histoires »

par Valérie Marange et Emma Le Bail

MES ESSENTIELS est une série documentaire imaginée et réalisée par Emma Le Bail, constituée de 17 témoignages d’artistes issus de tous les champs créatifs et diffusée sur Facebook à partir du mercredi 17 mars 2021, un an après le premier confinement.
La série se décline sous la forme d’entretiens en tête-à-tête “virtuelˮ, où chacune et chacun dévoile l’impact de la crise sanitaire sur sa création, sur un mode intime et sensible.
Ici la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton qui raconte les faufilements face aux empêchements divers, le temps privé de sens du fait des annulations successives, sa colère face au traitement réservé au spectacle vivant. Des moments qui, malgré tout, « existeront toujours ».

« Je ne me suis pas laissée tomber dans ce désert en disant « je vais explorer le ressenti de ça », c’est comme si tout de suite j’avais voulu construire une petite tente dans ce désert, une autre maison : qu’est-ce qu’elle aurait comme toit, qu’est-ce qu’elle aurait comme fenêtres… Ça a été des petits films que je faisais avec des amis artistes, des musiciens, des peintres, des acteurs, et sans l’avoir décidé à l’avance, je me suis construit non seulement une petite maison, mais un rapport au temps autre. J’ai fait ces vidéos dans l’idée de n’en faire qu’avec des gens avec qui on se connaissait si bien, que ce qui nous lierait dans cette vidéo ce serait la connaissance, le souvenir de l’autre. La même chose avec quelqu’un avec qui je n’aurais jamais joué n’aurait pas été possible. On choisissait un bout de la musique qu’on avait joué ensemble, qui jouerait d’abord sa partie et l’enverrait à l’autre, en se souvenant de comment jouait l’autre… C’est ce fil-là que j’ai tiré : « rappelle-toi de comment je joue ». Ou avec Marc Petit j’ai tiré le fil de combien le violoncelle et son petit outil de sculpteur ont déjà fait du chemin ensemble. C’est là-dessus qu’on a travaillé. Donc puisqu’on ne pouvait plus se voir, ce qui a été assez violent, plus que l’annulation des concerts, le fait qu’on n’a pas le droit de se voir, qu’il faut avoir un papier pour sortir, c’était une manière de désobéir, comme s’il y avait un mur et qu’on glissait des petits papiers entre les pierres du mur.

(…)
Chaque fois je me sentais comme un enfant qui a fait des legos pas possibles, et quelqu’un ouvre la porte et chpaf ! tout par terre ! Parce que c’est une construction, de travailler en ayant une date. Ça marque le temps, de savoir qu’on joue tel jour. C’est comme dit Pasolini, la vie aura son film le jour de la fin, c’est ça qui va donner le sens… Là il y a un sens avec la date du concert. Si c’est dans trois semaines, vous n’allez pas chercher le même genre de choses que si c’est dans trois mois. Donc tout ce que je mets en œuvre... tout à coup il n’y avait plus de corde tendue, tout était détendu puisqu’il n’y avait pas de date.
(…)
Quand j’ai vu tous ces gens-là à deux mètres les uns des autres à attendre dans des queues infinies, avec des masques… je me suis souvenue de la fin de Golden Eighties de Chantal Akerman, où il y a un monologue du jeune homme qui va hériter du magasin de ses parents et qui s’inquiète parce que c’est la crise et qu’il n’arrivera pas à vendre des vêtements, et qui dit : « mais les crises ça s’arrange toujours, et puis les gens ça s’habille, on ne va pas voir les femmes sortir nues dans la rue, non ? » Je me suis dit de toutes façons les gens vont toujours se réunir, et vont toujours avoir besoin, créer le fait de se retrouver ensemble pour raconter. Ce qui m’a lancée dans les Odyssées, c’est qu’aussi bien en Grèce qu’en Italie vous vous promenez sur une montagne et vous voyez un petit gradin de pierre, et vous vous dites que là, des gens ont posé ça, ont fait un petit théâtre en plein air, on imagine un personnage au milieu, quelques personnes assises autour et il y a quelqu’un qui raconte, et ça vous guérit, ça vous fait grandir. C’est ce que j’ai ressenti : quoiqu’il arrive, les gens ne cesseront pas de se réunir, pour écouter, partager des histoires. Quoiqu’il arrive ils vont continuer à venir. (…) Au TNP il y a eu Peter Brook, il y a des gens qui sont venus, qui ont continué à monter sur scène… Et les gens qui ont participé à ça savaient que c’était un moment extrêmement fragile et donc extrêmement précieux. Et donc il se faufilait, ce moment-là, et c’est ça que je me suis dit : ces moment-là existeront toujours. »
(...)
Pourquoi ne veut-on pas que les gens puissent partager des choses, alors qu’ils ont montré, prouvé, que ça ne mettait pas les gens en danger ? Et c’est comme si ça était piétiné. Ça enlève tout le sens de tout ce qu’on a pu imaginer, inventer… Une absence totale de voir, ce sont des rapports entre les gens qui ne se font plus, c’est les nier. Dire, on verra bien et de laisser les gens dans cette incertitude, c’est une manière de détruire. Et je pense, c’est sûr, qu’ il y avait d’autres manières de faire. Alors pourquoi ? C’est pourquoi je dis que c’est beaucoup plus politique cette fois. La première fois, je me souviens que je me suis dit : c’est presque biblique, il y a cette épidémie, l’être humain doit se retirer pour laisser respirer ce qu’il a abîmé, les animaux, leur redonner leur espace(...). Mais là maintenant je ne pense plus du tout des choses comme ça, même si ça reste vrai, on est dans quelque chose de beaucoup plus politique. Parce que la crise on la connaît, il y a des recherches, on n’est plus dans la sidération, donc pourquoi y-a-t-il ce bâillonnement, là, c’est vraiment une colère(…) Ils n’ont même pas le courage de dire « on ne veut pas », ils font semblant que ça n’existe pas. Et que c’est impossible. C’est vraiment une négation, c’est ne pas voir l’autre… Voir l’autre c’est déjà entendre « tu ne tueras point » (dit Levinas). Eh bien là, ils ne voient pas, donc ils tuent.
(…)
Le spectacle VIVANT… est devenu un spectacle mort… pourquoi a t-on retiré le mot : Vivant ? »